- jeu. avr. 19, 2012 11:10 pm
#232256
Au téléphone, Coriandre me dit : «On ne guérit pas de la scoliose. On la ralentit, on la corrige, ils nous redressent. Mais nous aurons toujours la scoliose. Nous mourrons avec cette maladie.»
Puis j’ai repensé à ces mots qu’on m’a lancés, parfois crachés, toute mon adolescence : «Tiens-toi droite!»
Et ce texte est né.
Je suis consciente qu’il peut paraître glauque au premier abord, mais il tente de décrire une traversée, une nouvelle façon d’aborder la maladie, une transformation psychique.
Je le dédie, bien humblement, à tous ceux et celles qui ont souffert de la scoliose, en silence, sous les tissus amples et les poses stratégiques.
***
Droit (e), adjectif :
Sens 1 Rectiligne, qui n'est pas courbe. Ex Ligne droite. Synonyme rectiligne
Sens 2 Vertical. Ex Ce poteau n'est pas droit.
Sens 3 Franc, honnête [Figuré]. Synonyme sincère
gauche, adjectif
Sens 1 Situé du côté du coeur.
Sens 2 Maladroit [Figuré]. Synonyme embarrassé
gauche, nom féminin
Sens 1 Côté gauche.
Sens 2 Parti ou personne prônant des idées politiques progressistes.
(www.linternaute.com)
***
J’ai toujours cru que les mots avaient un poids et une taille, une épaisseur et une longueur. Certains mots sont légers, d’autres pesants, d’autres gras et petits, d’autres grands et secs. Le mot «droit», pour moi, est long et lourd. C’est un mot pointu, qui fait mal.
«Tiens-toi droite!»
Cette sentence que je recevais comme une gifle. J’accusais le coup des mots, presque prête à tendre l’autre joue. J’essayais de me tenir droite comme un pic, droite jusqu’au ciel, droite jusqu’en m’en couper le souffle. En vain.
Moi je suis gauchère et scoliotique. Je suis l’envers de la droiture, son contraire absolu. Je suis la crochue, la gauche, la mal à droite. Droite, droitière, c’est ce que je ne serai jamais.
Je suis celle qui se cache sous le paravent des vêtements amples, des postures affectées, des feintes, des simulacres, constamment noyée dans la peur d'être démasquée. Mon corps est un corps étranger. Je ne l’habite pas vraiment. C’est la scoliose qui prend toute la place. Je ne suis que scoliose depuis quelques années. Tout mon corps tordu, distendu, crie scoliose.
Scoliose. Ce mot est entré dans ma vie à l’âge de quatorze pour ne plus jamais en sortir. C’était le mot secret, celui que je ne prononçais plus depuis des années. Le mot qu’il fallait fuir, le mot en lame de rasoir. Dans la bouche des autres, c’était le mot-massue, le mot poids lourd. Je sursautais intérieurement à chaque fois que je l’entendais. Dès qu’il était prononcé, dans une classe, une réunion, une discussion qui pourtant ne me concernait pas, il n’était prononcé que pour moi, que pour m’atteindre. C’était un mot à tête chercheuse, qui n’était destiné qu’à moi, qui arrivait à me trouver, même dans une foule.
La scoliose est une maladie du désaxement et du regard. Le regard sur soi, le regard possible, le regard imaginaire. Celui qu’on redoute tant. Lorsqu’on ose se dévoiler, on se rend compte que les autres n'ont pas le regard si scrutateur et si impitoyable qu’on l’avait imaginé (beaucoup de gens dans mon entourage immédiat ignorent même que j’ai une scoliose, j’en suis maintenant persuadée). On comprend alors que la maladie a pris de l’ampleur : après avoir désaxé notre corps entier, elle a désaxé notre psyché : on prête aux autres le même regard que nous portons sur notre corps, un regard tordu.
La scoliose, c’était aussi cette maladie obscure, cachée dans les entrailles de ma famille. C’était celle que portait mon grand-père dans son corps et qui l’écrasait, le déformait. Comme si la maladie se vengeait d’avoir sauté une génération, elle se manifestait maintenant en moi, de manière plus forte, plus vicieuse. Elle réapparaissait comme un calvaire de l’atavisme, et j’avais été désignée pour porter l’odieux dans ma chair. Telle une lettre écarlate imprimée sur mon dos, le grand «S» de stigmate, je portais la croix sinueuse dans mes os pour le reste de ma famille qui avait été épargnée.
Puis il y a eu cette chose qui s’est mis à pousser sur mon dos, qui m’a graduellement empêchée d’adhérer aux sièges, d’entrer dans des espaces exigus préfabriqués, d’entrer en contact physique avec les autres, et qui se cogne parfois contre les murs et les cadres de porte. Cette chose innommable, que je refuse qu’on touche, c’est la bosse. «Ma» bosse, qui pousse aussi sûrement que mon malaise, cette cage d’os dans laquelle je fourre tous mes complexes.
«Bossu». Le mot abject, qui fait peur. Dans la conscience populaire, on associe la bonne posture à la confiance, à l’ouverture, à la volonté, à la vitalité. Fléchir l’échine veut dire se soumettre. Un bossu, c’est quelqu’un de défait, de malade, de triste, de faible, d’écorché, d’affligé. Le mot «bossu», surtout, semble incompatible avec la jeunesse, et c’est le mot qui ne s’arrime jamais avec «jeune femme» : dans toutes les représentations artistiques, le bossu est un homme, souvent vieux, étrange, malicieux, parfois attendrissant. Bien sûr, il y a la Fée Carabosse (évidemment laide et méchante)…
La scoliose, c’est aussi cette maladie à double tranchant. Car ma scoliose n’était plus seulement l’expiation d’une faute antérieure à ma naissance, un péché originel, mais un mal mérité. «Tu as une mauvaise posture, c’est pour ça.» Mon «dos rond», mon tronc tortueux, c’était moi qui l’avais fait ainsi, avec ces sacs d’école trop lourds, ces mauvaises postures, ces corsets mal ajustés, ces crimes de lèse-droiture. Puis les verbes tournaient au passé, et les vertèbres se retournaient contre elles-mêmes. «Et si tu t’étais tenue droite aussi, on n’en serait pas là…» «Ah! Vos sacs d’école qui étaient trop lourds, ça n’a pas aidé…!» Les années passaient, la gibbosité grossissait. J’encaissais ces commentaires, je me retournais contre moi-même.
Or, j’ai lu cette semaine que les dernières recherches tendent à démontrer qu’on est scoliotique de naissance. En effet, les chercheurs croient maintenant que la scoliose se constitue avant l'âge de 6 ans, et même probablement lors de la première année de vie. Certains prétendent même qu’on pourrait distinguer des signes avant-coureurs du déséquilibre rachidien sur les radiographies pulmonaires des nouveau-nés.
Ainsi donc, c’était en moi depuis l’origine. Même enfant, j’étais une scoliotique qui s’ignorait. La maladie a toujours été en moi. Je ne l’ai pas créée, je ne l’ai pas accentuée, je ne l’ai pas méritée. J’ai connu ce corps droit d’enfant, qui était déjà habité par la courbure sans le savoir, sans le vivre. Mon corps de femme, je ne l’ai connu que torturé. La beauté est symétrie ; on nous le répète assez souvent. Comment faire pour me trouver belle, moi qui suis asymétrique?
***
Elle sera toujours là, ma scoliose. Elle a façonné mon dos, elle a torturé mon esprit ; mais je ne suis pas que scoliose, je refuse maintenant de n’être que scoliose. J’arrive aujourd’hui à me redresser, à me tenir droite face à elle. J’ai n’ai plus envie de me cacher derrière les tissus et les poses. Parce que cacher la maladie, c’est cacher la vie. Je veux regarder la maladie droit dans les yeux, la nommer, en parler, sans la défier ni la narguer. Mais être plus grande qu’elle, et l’empêcher de prendre toute la place, dans mon corps comme dans ma tête. La regarder droit dans la face.
Soudainement, le mot droit prend un tout autre sens pour moi. Une nouvelle forme.
Même avec une tige dans le dos, même soutenue par une colonne de titane, même avec un port altier, je serai toujours celle-là, celle à gauche, qui est tournée vers l’âme et l’intérieur -- la passerelle, l’arche, celle du côté du cœur.
Puis j’ai repensé à ces mots qu’on m’a lancés, parfois crachés, toute mon adolescence : «Tiens-toi droite!»
Et ce texte est né.
Je suis consciente qu’il peut paraître glauque au premier abord, mais il tente de décrire une traversée, une nouvelle façon d’aborder la maladie, une transformation psychique.
Je le dédie, bien humblement, à tous ceux et celles qui ont souffert de la scoliose, en silence, sous les tissus amples et les poses stratégiques.
***
Droit (e), adjectif :
Sens 1 Rectiligne, qui n'est pas courbe. Ex Ligne droite. Synonyme rectiligne
Sens 2 Vertical. Ex Ce poteau n'est pas droit.
Sens 3 Franc, honnête [Figuré]. Synonyme sincère
gauche, adjectif
Sens 1 Situé du côté du coeur.
Sens 2 Maladroit [Figuré]. Synonyme embarrassé
gauche, nom féminin
Sens 1 Côté gauche.
Sens 2 Parti ou personne prônant des idées politiques progressistes.
(www.linternaute.com)
***
J’ai toujours cru que les mots avaient un poids et une taille, une épaisseur et une longueur. Certains mots sont légers, d’autres pesants, d’autres gras et petits, d’autres grands et secs. Le mot «droit», pour moi, est long et lourd. C’est un mot pointu, qui fait mal.
«Tiens-toi droite!»
Cette sentence que je recevais comme une gifle. J’accusais le coup des mots, presque prête à tendre l’autre joue. J’essayais de me tenir droite comme un pic, droite jusqu’au ciel, droite jusqu’en m’en couper le souffle. En vain.
Moi je suis gauchère et scoliotique. Je suis l’envers de la droiture, son contraire absolu. Je suis la crochue, la gauche, la mal à droite. Droite, droitière, c’est ce que je ne serai jamais.
Je suis celle qui se cache sous le paravent des vêtements amples, des postures affectées, des feintes, des simulacres, constamment noyée dans la peur d'être démasquée. Mon corps est un corps étranger. Je ne l’habite pas vraiment. C’est la scoliose qui prend toute la place. Je ne suis que scoliose depuis quelques années. Tout mon corps tordu, distendu, crie scoliose.
Scoliose. Ce mot est entré dans ma vie à l’âge de quatorze pour ne plus jamais en sortir. C’était le mot secret, celui que je ne prononçais plus depuis des années. Le mot qu’il fallait fuir, le mot en lame de rasoir. Dans la bouche des autres, c’était le mot-massue, le mot poids lourd. Je sursautais intérieurement à chaque fois que je l’entendais. Dès qu’il était prononcé, dans une classe, une réunion, une discussion qui pourtant ne me concernait pas, il n’était prononcé que pour moi, que pour m’atteindre. C’était un mot à tête chercheuse, qui n’était destiné qu’à moi, qui arrivait à me trouver, même dans une foule.
La scoliose est une maladie du désaxement et du regard. Le regard sur soi, le regard possible, le regard imaginaire. Celui qu’on redoute tant. Lorsqu’on ose se dévoiler, on se rend compte que les autres n'ont pas le regard si scrutateur et si impitoyable qu’on l’avait imaginé (beaucoup de gens dans mon entourage immédiat ignorent même que j’ai une scoliose, j’en suis maintenant persuadée). On comprend alors que la maladie a pris de l’ampleur : après avoir désaxé notre corps entier, elle a désaxé notre psyché : on prête aux autres le même regard que nous portons sur notre corps, un regard tordu.
La scoliose, c’était aussi cette maladie obscure, cachée dans les entrailles de ma famille. C’était celle que portait mon grand-père dans son corps et qui l’écrasait, le déformait. Comme si la maladie se vengeait d’avoir sauté une génération, elle se manifestait maintenant en moi, de manière plus forte, plus vicieuse. Elle réapparaissait comme un calvaire de l’atavisme, et j’avais été désignée pour porter l’odieux dans ma chair. Telle une lettre écarlate imprimée sur mon dos, le grand «S» de stigmate, je portais la croix sinueuse dans mes os pour le reste de ma famille qui avait été épargnée.
Puis il y a eu cette chose qui s’est mis à pousser sur mon dos, qui m’a graduellement empêchée d’adhérer aux sièges, d’entrer dans des espaces exigus préfabriqués, d’entrer en contact physique avec les autres, et qui se cogne parfois contre les murs et les cadres de porte. Cette chose innommable, que je refuse qu’on touche, c’est la bosse. «Ma» bosse, qui pousse aussi sûrement que mon malaise, cette cage d’os dans laquelle je fourre tous mes complexes.
«Bossu». Le mot abject, qui fait peur. Dans la conscience populaire, on associe la bonne posture à la confiance, à l’ouverture, à la volonté, à la vitalité. Fléchir l’échine veut dire se soumettre. Un bossu, c’est quelqu’un de défait, de malade, de triste, de faible, d’écorché, d’affligé. Le mot «bossu», surtout, semble incompatible avec la jeunesse, et c’est le mot qui ne s’arrime jamais avec «jeune femme» : dans toutes les représentations artistiques, le bossu est un homme, souvent vieux, étrange, malicieux, parfois attendrissant. Bien sûr, il y a la Fée Carabosse (évidemment laide et méchante)…
La scoliose, c’est aussi cette maladie à double tranchant. Car ma scoliose n’était plus seulement l’expiation d’une faute antérieure à ma naissance, un péché originel, mais un mal mérité. «Tu as une mauvaise posture, c’est pour ça.» Mon «dos rond», mon tronc tortueux, c’était moi qui l’avais fait ainsi, avec ces sacs d’école trop lourds, ces mauvaises postures, ces corsets mal ajustés, ces crimes de lèse-droiture. Puis les verbes tournaient au passé, et les vertèbres se retournaient contre elles-mêmes. «Et si tu t’étais tenue droite aussi, on n’en serait pas là…» «Ah! Vos sacs d’école qui étaient trop lourds, ça n’a pas aidé…!» Les années passaient, la gibbosité grossissait. J’encaissais ces commentaires, je me retournais contre moi-même.
Or, j’ai lu cette semaine que les dernières recherches tendent à démontrer qu’on est scoliotique de naissance. En effet, les chercheurs croient maintenant que la scoliose se constitue avant l'âge de 6 ans, et même probablement lors de la première année de vie. Certains prétendent même qu’on pourrait distinguer des signes avant-coureurs du déséquilibre rachidien sur les radiographies pulmonaires des nouveau-nés.
Ainsi donc, c’était en moi depuis l’origine. Même enfant, j’étais une scoliotique qui s’ignorait. La maladie a toujours été en moi. Je ne l’ai pas créée, je ne l’ai pas accentuée, je ne l’ai pas méritée. J’ai connu ce corps droit d’enfant, qui était déjà habité par la courbure sans le savoir, sans le vivre. Mon corps de femme, je ne l’ai connu que torturé. La beauté est symétrie ; on nous le répète assez souvent. Comment faire pour me trouver belle, moi qui suis asymétrique?
***
Elle sera toujours là, ma scoliose. Elle a façonné mon dos, elle a torturé mon esprit ; mais je ne suis pas que scoliose, je refuse maintenant de n’être que scoliose. J’arrive aujourd’hui à me redresser, à me tenir droite face à elle. J’ai n’ai plus envie de me cacher derrière les tissus et les poses. Parce que cacher la maladie, c’est cacher la vie. Je veux regarder la maladie droit dans les yeux, la nommer, en parler, sans la défier ni la narguer. Mais être plus grande qu’elle, et l’empêcher de prendre toute la place, dans mon corps comme dans ma tête. La regarder droit dans la face.
Soudainement, le mot droit prend un tout autre sens pour moi. Une nouvelle forme.
Même avec une tige dans le dos, même soutenue par une colonne de titane, même avec un port altier, je serai toujours celle-là, celle à gauche, qui est tournée vers l’âme et l’intérieur -- la passerelle, l’arche, celle du côté du cœur.