- ven. juil. 25, 2008 4:33 pm
#116094
Bonjour, j'ai écrit un texte cette semaine et je voulais le partager avec vous.
Ce texte décrit la façon dont j'ai vécu ma scoliose, et dont j'en fais aujourd'hui mon deuil, tant bien que mal :-)
Il est peut-être parfois un peu violent dans le sens où il peut réveiller des douleurs chez certain(e)s, je ne le souhaite pas, mais il porte je pense un message optimiste. Ça reste une histoire très personnelle mais je pense que certains aspects de mon histoire rejoignent certains des vôtres.
Voilà donc mon histoire en 2 chapitres...
I- S comme Scoliose
Il y a maintenant plus de 10 ans j’ai découvert un mot qui a bouleversé ma vie. Un mot qui désigne un mal : « scoliose ». Un mot qui depuis résonne sans cesse dans mon esprit. Un mal insidieux qui a pris son temps pour m’encercler et m’enfermer, me décentrer et me déformer. Un mot qui désigne une colonne vertébrale en « s » que je montrais avec insouciance et dont j’étais presque fier au départ, comme on l’est d’une cicatrice de guerre, mais qui s‘est vite transformée en un Grand Huit effrayant, de plus en plus tordu, jusqu’à défier les lois de la gravité. Un Grand Huit sans fin duquel j’ai cru ne jamais pouvoir descendre.
Un mal qui a rongé mon amour propre, qui a déformé mon corps mais aussi mon esprit. Un mal que j’ai tenté d’ignorer en fermant les yeux très fort, en faisant comme s’il n’était pas là. Plutôt que de lui parler et de le comprendre, d’essayer de cohabiter avec lui, j’ai préféré faire semblant de ne pas le voir.
Pendant des années je ne me suis pas regardé dans le miroir. La scoliose déforme le corps… mon bassin était décalé par rapport au bas de mon corps, ma cage thoracique déviait de plus en plus vers la partie droite de mon dos, ma « bosse » poussait, je devenais bossu, comme Quasimodo.
On a toujours désigné les bossus comme des monstres, on les a toujours montrés du doigt, dans la littérature ou le folklore populaire. En général on plaint les handicapés, mais dans ce cas précis on les exècre. On touche la bosse d’un bossu et ça nous porte chance, selon la légende...comme si c’était un objet porte-bonheur, un fer à cheval sur pattes. Le bossu perd son humanité.
On en a fait le symbole du monstre à visage humain, sur lequel on peut s’apitoyer mais qui nous dégoute quand même toujours.
On admet plus difficilement que le bossu est une victime, qu’il est tout simplement touché par une maladie dont il n’est en rien responsable, puisqu’elle est génétique.
Plus jeune, vers l’âge de 11-12 ans j’avais dévoré un roman dans lequel le héros, qui avait à peu près mon âge, ne craignait qu’une chose : devenir bossu, comme son grand-père qui était un bossu aigri, malheureux, terrifiant pour le petit garçon. C’était une crainte absurde pour lui – pourquoi serait-il devenu bossu ? -, une sorte d’obsession qui ne le lâchait pas, il en faisait des cauchemars et se réveillait terrorisé. J’ai oublié le dénouement et la morale de cette histoire. Mais je me souviens bien avoir plaint ce garçon, avoir espéré qu’il ne serait pas victime de cette horreur, car cela paraissait être une sentence si sévère et injuste.
J’avais aussi un voisin terriblement bossu, je le croisais de temps en temps et le plaignais. Quand j’ai appris que j’avais une scoliose, j’ai commencé à le voir comme une projection de moi dans le futur, un homme pliant sous le poids de sa bosse, qu’on appellerait « le bossu du quartier » plutôt que d’utiliser son nom et son prénom, comme pour un être humain normal...
J’ai appris récemment que la scoliose est une maladie, je la considérai jusque là comme une tare. Avant je pensais confusément être responsable de cette déformation, j’imaginais que c’était une sorte de punition destinée à expier je ne sais quelle faute. Peut-être à cause du folklore populaire, cette vision si négative du bossu ? Peut-être que cette lecture de jeunesse m’avait influencée ? Peut-être qu’en plus de plaindre mon voisin bossu je l’avais aussi méprisé, je m’étais dit qu’on ne pouvait pas se transformer en monstre sans en être quelque part responsable ? Peut-être que le fait d’avoir tant de mal assumer cette déformation a fait que j’ai transformé cette scoliose en un secret honteux, une croix que j’ai moi même façonnée et portée pendant des années. Peut-être que j’ai fini par me convaincre que j’en étais moi-même responsable…sûrement, même.
Pourquoi avoir eu tant de mal à assumer cette déformation et l’avoir si mal vécue ? J’aurais pu m’en moquer comme certains se moquent de zozoter, d’être gros, bigleux, chauve ou boutonneux…
Pourtant je n’avais qu’une crainte, que « les autres », c’est-à-dire ma famille, mes amis, un inconnu dans la rue, le monde entier, me montrent du doigt en me traitant de « Quasimodo ». En 10 ans c’est arrivé deux fois seulement, mais ça a été suffisant pour isoler encore plus l’être fragile et complexé que j’étais.
Alors je me suis habillé de manière à ce que cela ne se voit pas, toujours des vêtements larges et trop grands, j’ai arrêté d’aller à la plage, à la piscine, j’ai même fini par ne plus faire de sport. J’ai pris l’habitude de me tenir toujours droit (la scoliose se voit beaucoup plus lorsqu’on plie le dos, c’est d’ailleurs comme ça qu’on la repère chez les enfants), de m’asseoir au dernier rang au lycée et à la fac pour que personne ne voit mon dos, de ne plier le dos que lorsque j’étais sûr que personne ne pouvait me voir. Eviter en public une foule de gestes révélant ma bosse.
Trouver par exemple un endroit discret pour refaire mes lacets dans la rue…la crainte du lacet défait, une peur parmi d’autres…avec le recul c’est incroyable toutes ces choses anodines du quotidien qui devenaient souffrances ou peurs. Faire le plein d’essence, faire la queue au supermarché, avec cette peur que les gens derrière moi me regardent et voient ma bosse, me rient au nez, se moquent … je n’osais même plus aller chez le médecin lorsque j’étais malade, de peur qu’il me demande d’enlever mon t-shirt. Je n’y suis pas allé pendant au moins 7 ou 8 ans, je préférais rester malade que de montrer mon dos. Quelques exemples parmi d’autres. J’avais tellement honte…
J’ai aussi pris l’habitude d’avoir mal au dos en voiture, dans le train, au cinéma, sur les bancs de la fac. Et d’être aussi mal à l’aise presque partout et tout le temps : quand on a une bosse dans le dos, eh bien sur une chaise seul le bout de la bosse touche le dossier, le reste est « en l’air ». La scoliose c’était le quotidien, une peur quasi constante. Comment l’oublier?
J’ai très longtemps cru que ce mal était à l’origine de tous les autres. Qu’il justifiait la construction de barricades me protégeant du monde extérieur, l’isolement dans les livres, les soirées et week-end passés devant la télé ou l’ordinateur, aussi loin que possible du vrai monde et du regard des autres. Voilà pourquoi je n’avais jamais fait complètement partie d’une vraie bande de potes, j’ai toujours été comme un satellite qui tourne autour des gens à distance respectable et qui s’éloigne peu à peu, sentant qu’il n’est pas complètement chez lui. J’avais toujours en moi ce barrage qui m’empêchait de me livrer totalement aux gens. Dans les moments les plus durs je me disais « pourquoi moi … Saleté de scoliose. Sans toi, ma vie serait si différente. J’aurais parcouru le monde, j’aurais séduit, j’aurais des amis par centaines, car au fond de moi je suis quelqu’un de bien, d’intéressant, de drôle et cultivé ».
Aujourd’hui, débarrassé de ma malformation, je sais que j’ai tendance à noircir le tableau de ces années de repli. J’ai quand même profité de la vie, j’ai eu une vie étudiante parfois animée, j’ai fait la fête, connu des succès, atteint un bon niveau d’étude, trouvé un travail intéressant, fait de belles rencontres. Mais, même quand tout semblait aller pour le mieux, se profilait toujours la vision sombre d’un avenir fait de douleurs physiques et morales, et le sentiment que ce problème gâcherait ma vie à jamais. Comme si je me dirigeais vers une impasse, quoi qu’il arrive.
Je pense que même en étant très fort et très bien dans sa peau, il est difficile pour quelqu’un de voir son corps déformé et de l’assumer pleinement sans nourrir de complexes ou craindre le regard d’autrui. Certains pourtant y arrivent...il faut bien l’admettre, certains ont une force en eux leur permettant d’assumer tout ça, ou au moins de le vivre bien mieux que je l’ai fait. Peut-être ont-ils compris que le handicap n’était pas l’essentiel, peut-être ont-ils su affronter leurs peurs et leurs complexes plutôt que de plier sous leur poids.
Après une opération chirurgicale inespérée, la bosse est presque partie, la déformation presque invisible désormais. Avant l’opération j’avais peur de savoir si ma bosse était si visible que ça, j’avais peur qu’on me dise « oui Ronan on ne voit que ça, tu devrais essayer de te tenir droit » et d’être conduit à me replier encore plus sur moi-même, à frôler les murs d’encore plus près, à fuir encore plus le regard des autres. Depuis, je me rends compte qu’elle passait relativement inaperçue : personne ou presque n’avait remarqué cette bosse, pas même certaines personnes ayant pourtant partagé mon quotidien… Par peur j’ai nourri mon complexe et développé une vraie paranoïa. Si j’avais affronté cette peur et bien d’autres, j’aurais sûrement mieux vécu la situation.
…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
II- P comme Pusillanime
Une nouvelle vie enfin ! Sans bosse, sans complexes ! Je vais pouvoir ma balader torse nu, aller à la plage pour la première fois depuis plus de 10 ans, aller à la piscine, m’habiller comme je veux, faire mes lacets sans stresser, ne pas craindre les rapports amoureux et le moment fatidique de la découverte de la bosse. Aller davantage vers les autres. Profiter de la vie. Le nuage gris qui me suivait partout et obscurcissait mon horizon, mon présent et mon passé, s’est dissipé. J’en ai tellement rêvé, cela paraissait si inaccessible.
Et effectivement, ça semble aller mieux. Je suis libéré d’un poids et ça se sent, ça se voit, on me le fait remarquer. Je souris plus, je vais davantage vers les autres, j’attire davantage l’attention. J’en avais rêvé durant des années, d’être bien dans ma peau, d’être sociable et d’avoir confiance en moi. Ca m’était déjà arrivé, mais pas souvent, et sur de courtes durées.
Evidemment rien n’est jamais simple, et je n’espérais pas que l’opération rende d’emblée la vie belle et joyeuse, sans problèmes. Cependant je ne m’attendais pas non plus à ce qu’elle me fourre le nez dans mes vrais problèmes.
J’ai découvert l’autre jour le sens du mot « pusillanime » : « Qui est timide, qui craint le risque, les responsabilités; qui manque d'audace, de courage, de fermeté ». En en lisant la définition, je me suis dit « c’est moi ». Ca m’a fait mal mais il faut bien regarder la réalité en face, j’ai été lâche pendant longtemps. Il l’est pas question de m’autoflageller ou de me sous-estimer, je pense que j’ai quelques circonstances atténuantes… il n’empêche que je me suis laissé aller. Une évidence, je suis pusillanime. Ce n’est pourtant pas ce que je veux être.
En effet je suis rendu compte ces derniers temps que je n‘affrontais pas mes peurs, mes inhibitions, que je m’imposais des limites comme si c’était naturel, que je préférais ignorer toutes ces choses qui font que je me complique moi-même la vie. Que j’ai acquis des réflexes presque déments me permettant d’anticiper et éviter des situations potentiellement déstabilisantes.
Un exemple…L’autre soir je rentrais chez moi, j’avais 300 mètres à faire pour remonter ma rue. Devant moi une jeune femme… voilà ce qui s’est passé dans ma tête à ce moment-là : « peut-être habite-telle dans le même immeuble. Et si elle habite dans le même immeuble, peut-être prendra-t-elle l’ascenseur. Sachant qu’on marche à peu près à la même vitesse et que je suis environ à 20 mètres d’elle, le temps qu’elle appelle l’ascenseur, qu’il arrive, il y a de fortes chances pour que je me retrouve avec elle dans l’ascenseur. Une situation potentiellement gênante, dangereuse car embarrassante. Etre tout seul dans un ascenseur avec un(e) inconnue…ne pas savoir quoi dire, avoir l’air idiot. Je vais ralentir, ça vaut mieux. Mais non, finalement, je ne vais pas ralentir…je vais plutôt prendre l’escalier, il n’y a que trois étages ! » Voilà, c’est typiquement ce genre de réaction qui a gouverné ma vie depuis des années. La peur de l’inconnu, la peur de ne pas assurer, de me décevoir, de détériorer l’image déjà déplorable que j’ai de moi depuis des années.
Finalement, j’ai accéléré le pas, la jeune femme habitait bien dans mon immeuble, et j’ai bien pris l’ascenseur… sans elle car elle habitait au rez-de chaussée, mais j’ai quand même été récompensé de mon « courage » par un « bonsoir » et un joli sourire de la demoiselle.
Pourquoi se faire tant de films, anticiper les situations en craignant le pire…c’est devenu un réflexe chez moi, pendant toutes ces années je ne me rendais même pas compte que je vivais dans la peur et que certains de mes comportements étaient juste complètement absurdes, illogiques, car allant à l’encontre de l’objectif qu’ils étaient censés suivre : aller mieux. Je ne suis pas encore guéri, mais j’arrive au moins à repérer et désamorcer certains de ces comportements, comme je l’ai fait pour cet épisode de l’ascenseur. J’apprends en quelque sorte à affronter le « danger », l’inconnu, plutôt que de le fuir.
Elle avait bon dos, la scoliose, si j’ose dire. Ma bosse était finalement à la fois un fardeau et une excuse. La bosse physique a accouché d’une bosse psychologique, où je stockais peu à peu toutes mes peurs, angoisses, complexes, plutôt que des expulser en les affrontant.
Aujourd’hui je me rends compte qu’il faut que je fasse le deuil de ces dernières années. Que tourner la page de la scoliose, cela ne suppose pas seulement subir une opération chirurgicale, mais aussi une opération de l’esprit. J’ai la chance d’avoir vécu un évènement déclencheur, l’opération, qui peut m’aider à changer ma vie. A moi d’en tirer tous les bénéfices possibles.
Voilà où j’en suis. L’histoire est loin d’être terminée, il y aura d’autres chapitres. La phase de réflexion suit son cours, mais l’essentiel c’est l’action. Et de l’action, il va y en avoir, en tout cas j’ai les cartes en main et je n‘aurai plus d’excuse dans mon jeu, cette fois.
Ce texte décrit la façon dont j'ai vécu ma scoliose, et dont j'en fais aujourd'hui mon deuil, tant bien que mal :-)
Il est peut-être parfois un peu violent dans le sens où il peut réveiller des douleurs chez certain(e)s, je ne le souhaite pas, mais il porte je pense un message optimiste. Ça reste une histoire très personnelle mais je pense que certains aspects de mon histoire rejoignent certains des vôtres.
Voilà donc mon histoire en 2 chapitres...
I- S comme Scoliose
Il y a maintenant plus de 10 ans j’ai découvert un mot qui a bouleversé ma vie. Un mot qui désigne un mal : « scoliose ». Un mot qui depuis résonne sans cesse dans mon esprit. Un mal insidieux qui a pris son temps pour m’encercler et m’enfermer, me décentrer et me déformer. Un mot qui désigne une colonne vertébrale en « s » que je montrais avec insouciance et dont j’étais presque fier au départ, comme on l’est d’une cicatrice de guerre, mais qui s‘est vite transformée en un Grand Huit effrayant, de plus en plus tordu, jusqu’à défier les lois de la gravité. Un Grand Huit sans fin duquel j’ai cru ne jamais pouvoir descendre.
Un mal qui a rongé mon amour propre, qui a déformé mon corps mais aussi mon esprit. Un mal que j’ai tenté d’ignorer en fermant les yeux très fort, en faisant comme s’il n’était pas là. Plutôt que de lui parler et de le comprendre, d’essayer de cohabiter avec lui, j’ai préféré faire semblant de ne pas le voir.
Pendant des années je ne me suis pas regardé dans le miroir. La scoliose déforme le corps… mon bassin était décalé par rapport au bas de mon corps, ma cage thoracique déviait de plus en plus vers la partie droite de mon dos, ma « bosse » poussait, je devenais bossu, comme Quasimodo.
On a toujours désigné les bossus comme des monstres, on les a toujours montrés du doigt, dans la littérature ou le folklore populaire. En général on plaint les handicapés, mais dans ce cas précis on les exècre. On touche la bosse d’un bossu et ça nous porte chance, selon la légende...comme si c’était un objet porte-bonheur, un fer à cheval sur pattes. Le bossu perd son humanité.
On en a fait le symbole du monstre à visage humain, sur lequel on peut s’apitoyer mais qui nous dégoute quand même toujours.
On admet plus difficilement que le bossu est une victime, qu’il est tout simplement touché par une maladie dont il n’est en rien responsable, puisqu’elle est génétique.
Plus jeune, vers l’âge de 11-12 ans j’avais dévoré un roman dans lequel le héros, qui avait à peu près mon âge, ne craignait qu’une chose : devenir bossu, comme son grand-père qui était un bossu aigri, malheureux, terrifiant pour le petit garçon. C’était une crainte absurde pour lui – pourquoi serait-il devenu bossu ? -, une sorte d’obsession qui ne le lâchait pas, il en faisait des cauchemars et se réveillait terrorisé. J’ai oublié le dénouement et la morale de cette histoire. Mais je me souviens bien avoir plaint ce garçon, avoir espéré qu’il ne serait pas victime de cette horreur, car cela paraissait être une sentence si sévère et injuste.
J’avais aussi un voisin terriblement bossu, je le croisais de temps en temps et le plaignais. Quand j’ai appris que j’avais une scoliose, j’ai commencé à le voir comme une projection de moi dans le futur, un homme pliant sous le poids de sa bosse, qu’on appellerait « le bossu du quartier » plutôt que d’utiliser son nom et son prénom, comme pour un être humain normal...
J’ai appris récemment que la scoliose est une maladie, je la considérai jusque là comme une tare. Avant je pensais confusément être responsable de cette déformation, j’imaginais que c’était une sorte de punition destinée à expier je ne sais quelle faute. Peut-être à cause du folklore populaire, cette vision si négative du bossu ? Peut-être que cette lecture de jeunesse m’avait influencée ? Peut-être qu’en plus de plaindre mon voisin bossu je l’avais aussi méprisé, je m’étais dit qu’on ne pouvait pas se transformer en monstre sans en être quelque part responsable ? Peut-être que le fait d’avoir tant de mal assumer cette déformation a fait que j’ai transformé cette scoliose en un secret honteux, une croix que j’ai moi même façonnée et portée pendant des années. Peut-être que j’ai fini par me convaincre que j’en étais moi-même responsable…sûrement, même.
Pourquoi avoir eu tant de mal à assumer cette déformation et l’avoir si mal vécue ? J’aurais pu m’en moquer comme certains se moquent de zozoter, d’être gros, bigleux, chauve ou boutonneux…
Pourtant je n’avais qu’une crainte, que « les autres », c’est-à-dire ma famille, mes amis, un inconnu dans la rue, le monde entier, me montrent du doigt en me traitant de « Quasimodo ». En 10 ans c’est arrivé deux fois seulement, mais ça a été suffisant pour isoler encore plus l’être fragile et complexé que j’étais.
Alors je me suis habillé de manière à ce que cela ne se voit pas, toujours des vêtements larges et trop grands, j’ai arrêté d’aller à la plage, à la piscine, j’ai même fini par ne plus faire de sport. J’ai pris l’habitude de me tenir toujours droit (la scoliose se voit beaucoup plus lorsqu’on plie le dos, c’est d’ailleurs comme ça qu’on la repère chez les enfants), de m’asseoir au dernier rang au lycée et à la fac pour que personne ne voit mon dos, de ne plier le dos que lorsque j’étais sûr que personne ne pouvait me voir. Eviter en public une foule de gestes révélant ma bosse.
Trouver par exemple un endroit discret pour refaire mes lacets dans la rue…la crainte du lacet défait, une peur parmi d’autres…avec le recul c’est incroyable toutes ces choses anodines du quotidien qui devenaient souffrances ou peurs. Faire le plein d’essence, faire la queue au supermarché, avec cette peur que les gens derrière moi me regardent et voient ma bosse, me rient au nez, se moquent … je n’osais même plus aller chez le médecin lorsque j’étais malade, de peur qu’il me demande d’enlever mon t-shirt. Je n’y suis pas allé pendant au moins 7 ou 8 ans, je préférais rester malade que de montrer mon dos. Quelques exemples parmi d’autres. J’avais tellement honte…
J’ai aussi pris l’habitude d’avoir mal au dos en voiture, dans le train, au cinéma, sur les bancs de la fac. Et d’être aussi mal à l’aise presque partout et tout le temps : quand on a une bosse dans le dos, eh bien sur une chaise seul le bout de la bosse touche le dossier, le reste est « en l’air ». La scoliose c’était le quotidien, une peur quasi constante. Comment l’oublier?
J’ai très longtemps cru que ce mal était à l’origine de tous les autres. Qu’il justifiait la construction de barricades me protégeant du monde extérieur, l’isolement dans les livres, les soirées et week-end passés devant la télé ou l’ordinateur, aussi loin que possible du vrai monde et du regard des autres. Voilà pourquoi je n’avais jamais fait complètement partie d’une vraie bande de potes, j’ai toujours été comme un satellite qui tourne autour des gens à distance respectable et qui s’éloigne peu à peu, sentant qu’il n’est pas complètement chez lui. J’avais toujours en moi ce barrage qui m’empêchait de me livrer totalement aux gens. Dans les moments les plus durs je me disais « pourquoi moi … Saleté de scoliose. Sans toi, ma vie serait si différente. J’aurais parcouru le monde, j’aurais séduit, j’aurais des amis par centaines, car au fond de moi je suis quelqu’un de bien, d’intéressant, de drôle et cultivé ».
Aujourd’hui, débarrassé de ma malformation, je sais que j’ai tendance à noircir le tableau de ces années de repli. J’ai quand même profité de la vie, j’ai eu une vie étudiante parfois animée, j’ai fait la fête, connu des succès, atteint un bon niveau d’étude, trouvé un travail intéressant, fait de belles rencontres. Mais, même quand tout semblait aller pour le mieux, se profilait toujours la vision sombre d’un avenir fait de douleurs physiques et morales, et le sentiment que ce problème gâcherait ma vie à jamais. Comme si je me dirigeais vers une impasse, quoi qu’il arrive.
Je pense que même en étant très fort et très bien dans sa peau, il est difficile pour quelqu’un de voir son corps déformé et de l’assumer pleinement sans nourrir de complexes ou craindre le regard d’autrui. Certains pourtant y arrivent...il faut bien l’admettre, certains ont une force en eux leur permettant d’assumer tout ça, ou au moins de le vivre bien mieux que je l’ai fait. Peut-être ont-ils compris que le handicap n’était pas l’essentiel, peut-être ont-ils su affronter leurs peurs et leurs complexes plutôt que de plier sous leur poids.
Après une opération chirurgicale inespérée, la bosse est presque partie, la déformation presque invisible désormais. Avant l’opération j’avais peur de savoir si ma bosse était si visible que ça, j’avais peur qu’on me dise « oui Ronan on ne voit que ça, tu devrais essayer de te tenir droit » et d’être conduit à me replier encore plus sur moi-même, à frôler les murs d’encore plus près, à fuir encore plus le regard des autres. Depuis, je me rends compte qu’elle passait relativement inaperçue : personne ou presque n’avait remarqué cette bosse, pas même certaines personnes ayant pourtant partagé mon quotidien… Par peur j’ai nourri mon complexe et développé une vraie paranoïa. Si j’avais affronté cette peur et bien d’autres, j’aurais sûrement mieux vécu la situation.
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II- P comme Pusillanime
Une nouvelle vie enfin ! Sans bosse, sans complexes ! Je vais pouvoir ma balader torse nu, aller à la plage pour la première fois depuis plus de 10 ans, aller à la piscine, m’habiller comme je veux, faire mes lacets sans stresser, ne pas craindre les rapports amoureux et le moment fatidique de la découverte de la bosse. Aller davantage vers les autres. Profiter de la vie. Le nuage gris qui me suivait partout et obscurcissait mon horizon, mon présent et mon passé, s’est dissipé. J’en ai tellement rêvé, cela paraissait si inaccessible.
Et effectivement, ça semble aller mieux. Je suis libéré d’un poids et ça se sent, ça se voit, on me le fait remarquer. Je souris plus, je vais davantage vers les autres, j’attire davantage l’attention. J’en avais rêvé durant des années, d’être bien dans ma peau, d’être sociable et d’avoir confiance en moi. Ca m’était déjà arrivé, mais pas souvent, et sur de courtes durées.
Evidemment rien n’est jamais simple, et je n’espérais pas que l’opération rende d’emblée la vie belle et joyeuse, sans problèmes. Cependant je ne m’attendais pas non plus à ce qu’elle me fourre le nez dans mes vrais problèmes.
J’ai découvert l’autre jour le sens du mot « pusillanime » : « Qui est timide, qui craint le risque, les responsabilités; qui manque d'audace, de courage, de fermeté ». En en lisant la définition, je me suis dit « c’est moi ». Ca m’a fait mal mais il faut bien regarder la réalité en face, j’ai été lâche pendant longtemps. Il l’est pas question de m’autoflageller ou de me sous-estimer, je pense que j’ai quelques circonstances atténuantes… il n’empêche que je me suis laissé aller. Une évidence, je suis pusillanime. Ce n’est pourtant pas ce que je veux être.
En effet je suis rendu compte ces derniers temps que je n‘affrontais pas mes peurs, mes inhibitions, que je m’imposais des limites comme si c’était naturel, que je préférais ignorer toutes ces choses qui font que je me complique moi-même la vie. Que j’ai acquis des réflexes presque déments me permettant d’anticiper et éviter des situations potentiellement déstabilisantes.
Un exemple…L’autre soir je rentrais chez moi, j’avais 300 mètres à faire pour remonter ma rue. Devant moi une jeune femme… voilà ce qui s’est passé dans ma tête à ce moment-là : « peut-être habite-telle dans le même immeuble. Et si elle habite dans le même immeuble, peut-être prendra-t-elle l’ascenseur. Sachant qu’on marche à peu près à la même vitesse et que je suis environ à 20 mètres d’elle, le temps qu’elle appelle l’ascenseur, qu’il arrive, il y a de fortes chances pour que je me retrouve avec elle dans l’ascenseur. Une situation potentiellement gênante, dangereuse car embarrassante. Etre tout seul dans un ascenseur avec un(e) inconnue…ne pas savoir quoi dire, avoir l’air idiot. Je vais ralentir, ça vaut mieux. Mais non, finalement, je ne vais pas ralentir…je vais plutôt prendre l’escalier, il n’y a que trois étages ! » Voilà, c’est typiquement ce genre de réaction qui a gouverné ma vie depuis des années. La peur de l’inconnu, la peur de ne pas assurer, de me décevoir, de détériorer l’image déjà déplorable que j’ai de moi depuis des années.
Finalement, j’ai accéléré le pas, la jeune femme habitait bien dans mon immeuble, et j’ai bien pris l’ascenseur… sans elle car elle habitait au rez-de chaussée, mais j’ai quand même été récompensé de mon « courage » par un « bonsoir » et un joli sourire de la demoiselle.
Pourquoi se faire tant de films, anticiper les situations en craignant le pire…c’est devenu un réflexe chez moi, pendant toutes ces années je ne me rendais même pas compte que je vivais dans la peur et que certains de mes comportements étaient juste complètement absurdes, illogiques, car allant à l’encontre de l’objectif qu’ils étaient censés suivre : aller mieux. Je ne suis pas encore guéri, mais j’arrive au moins à repérer et désamorcer certains de ces comportements, comme je l’ai fait pour cet épisode de l’ascenseur. J’apprends en quelque sorte à affronter le « danger », l’inconnu, plutôt que de le fuir.
Elle avait bon dos, la scoliose, si j’ose dire. Ma bosse était finalement à la fois un fardeau et une excuse. La bosse physique a accouché d’une bosse psychologique, où je stockais peu à peu toutes mes peurs, angoisses, complexes, plutôt que des expulser en les affrontant.
Aujourd’hui je me rends compte qu’il faut que je fasse le deuil de ces dernières années. Que tourner la page de la scoliose, cela ne suppose pas seulement subir une opération chirurgicale, mais aussi une opération de l’esprit. J’ai la chance d’avoir vécu un évènement déclencheur, l’opération, qui peut m’aider à changer ma vie. A moi d’en tirer tous les bénéfices possibles.
Voilà où j’en suis. L’histoire est loin d’être terminée, il y aura d’autres chapitres. La phase de réflexion suit son cours, mais l’essentiel c’est l’action. Et de l’action, il va y en avoir, en tout cas j’ai les cartes en main et je n‘aurai plus d’excuse dans mon jeu, cette fois.