- mer. déc. 15, 2010 9:08 am
#187450
Cher Père Noël,
Comme chaque année, à pareille époque, je t’écris pour te demander plein de choses dont je rêve. Tu commences à me connaître, je pense, maintenant.
Cette année, il m’est arrivé un truc pas banal. Un évènement incroyable, heureux : je ne porte plus de corset depuis le début du mois. Je devais le porter pour soigner ma scoliose mais à mon dernier rendez-vous, le docteur a dit qu’elle avait disparue et que ce n’était plus la peine de porter de corset pour l’instant. Il a aussi dit que mes parents devaient être vigilants et repasser une radio tous les six mois pour surveiller l’évolution de la courbure de ma colonne vertébrale. Voilà.
Normalement, tout le monde devrait sauter au plafond et être joyeux. Nous sommes contents, mais avec une drôle d’impression tout de même. Comme si l’on avait oublié de faire quelque chose. Tu vois ce que je veux dire, un peu comme si le soir en te couchant tu n’arrivais pas à trouver le sommeil, qu’il manquait quelque chose pour arriver au repos. Je crois savoir ce que c’est : c’est mon corset.
Tout cela est si bizarre, cela fait si longtemps que je n’avais pas dormi sans lui. Il me tenait chaud, me serrait, mais c’était une partie de moi, de mon corps, de ma vie d’enfant. J’ai du mal à trouver le sommeil le soir depuis, il va sûrement falloir du temps pour m’habituer. J’ai même dit à mon Papa au réveil, le premier matin, que mon corset me manquait. Et puis, la journée, j’ai l’impression que mon corps est tout mou. On m’a tellement dit qu’il était essentiel de le porter. Il faut du temps pour le découvrir, l’apprivoiser et du temps pour l’oublier. J’ai de l’affection pour lui, au fond.
Mon kiné me manque, les adultes qui s’y rendaient le Mercredi et le Vendredi aussi. Tout cela, ces habitudes, ces gens gentils faisaient partie de ma vie depuis pas mal de temps. Ils m'ont tellement donné de soutien, d'affection. Quelquefois, ils me faisaient des blagues pour rire et nous nous amusions ensemble. Je crois que je prenais du plaisir à les retrouver deux fois par semaine. Il va falloir se réhabituer à autre chose, autrement. Des fois, le soir, je me présente torse nu à ma Maman au moment d’aller au lit pour le remettre... mais il n’est plus là. Je crois que je suis perturbé par tout cela. C’était ma vie de garçon comme elle était, je la vivais telle que l'on me la donnait, auprès des miens. Et finalement, tout cela rythmait notre vie à tous sans nous en apercevoir. Ce rituel de la remise du corset, le kiné, les heures de liberté ont peut-être bien plus marqué nos vies que ce que l'on imagine.
Papa non plus n’est pas bien dans sa peau, il est gêné par tout cela aussi. Il dit souvent aux joueurs qu’il entraîne que la victoire appartient au groupe, qu’il ne faut pas être égoïste. En fait, je crois qu’il souffre de ce succès aussi étonnant que cela puisse sembler. Il est mal à l’aise. Il est arrivé après beaucoup de monde ici. Chacun se donne un mal fou chaque jour et nous, nous avons réussi avant tous les autres. Qui sommes-nous pour avoir mérité plus qu’un autre de gagner ce combat ? Bien sûr qu’il est heureux, fier. Mais il ne conçoit pas d’avoir réussi alors que les autres n’en ont pas fini. Son bonheur ne peut être satisfait, atteindre sa plénitude s’il reste quelqu’un sur le bord du chemin à accompagner. Comprendrais-tu qu’il se sente presque honteux, coupable d’avoir « trahi » ses compagnons de route... ?
Nos sentiments d’êtres humains sont parfois complexes, nerveux, embrouillés. Le conçois-tu de là où tu habites lorsque tu nous regardes vivre quelquefois. Les choses que l’on espère n’arrivent jamais dans la mesure où on l’aurait espéré, il en est souvent ainsi. Je crois que mon Papa a remporté l’un de ses plus beaux matchs, mais pas comme il l’aurait voulu. Sans pouvoir le partager avec ses compagnons d’équipe. Et Dieu que cela lui en coûte.
Pour ma part, je ne suis pas devenu en quelques jours quelqu’un de différent. Mon Papa ne le voudrait pas. Je n’ai pas oublié ce que j’ai vécu pour en arriver là, les efforts qu’il m’a fallu consentir. Je sais juste que j’ai eu un peu plus de chance que d’autres copains ici. Que le combat contre la maladie continue, qu’il reprendra un jour peut-être pour moi aussi, comme le pense le docteur. Il dit que je me suis gagné un peu de vacances. Alors, je n’oublie rien. Je suis juste un peu plus libre...
Je sais, pour finir, que plein de choses t’attendent pour Noël, que les demandes ne doivent pas manquer. Le plus beau des cadeaux que tu pourrais faire serait sûrement de distribuer du bonheur, des sourires de partout à tous ceux qui vivent cette maladie, ce traitement. A défaut de guérir toutes les scolioses du monde, peut-être pourras-tu donner un peu de courage et de confiance en plus à tous ceux qui luttent en corset tous les jours. Leur dire et leur faire comprendre qu’on les aime très fort et que notre affection pour eux reste sans faille. Inséparables à jamais...
Meilleures pensées,
Franck